Retour sur l’Ecole Nomade du Théâtre du Soleil : la musique dans le travail d’Ariane MNOUCHKINE

L’usage de la musique dans le travail d’Ariane MNOUCHKINE –

Retour sur l’Ecole Nomade MACU Amiens 2022


Voici ici par écrit quelques réflexions nées de neuf journées intenses passées auprès d’Ariane Mnouchkine et de dix comédiens du Théâtre du Soleil lors de l’Ecole Nomade organisée à la Maison de la Culture d’Amiens du 22 au 31 octobre 2022. L’objet de l’Ecole Nomade était de découvrir la manière dont travaille le Théâtre du Soleil pour créer ses spectacles, et dès les premiers instants, il est apparu que la musique avait une place très particulière dans ce travail.

Dire, tout d’abord, que durant ces neuf jours d’Ecole Nomade, la musique a été omniprésente (sauf à de rares instants lorsque cela s’avérait nécessaire pour le jeu). Omniprésente, mais aussi première dans le processus de travail ; c’est-à-dire qu’elle servait à la fois de déclencheur, mais aussi d’accompagnatrice. Il faut aussi préciser que quasiment toutes les improvisations ont été faites sans paroles.

La première proposition de travail a été le choeur. Le choeur, nécessairement impair car il a à sa tête le coryphée autour duquel il doit pouvoir s’organiser symétriquement, se place derrière le fameux rideau jaune du Théâtre du Soleil pour faire son entrée.

Ariane Mnouchkine, à sa table, une fois que le choeur lui a répondu qu’il était prêt, dit « C’est parti » et elle lance la musique, et le rideau s’ouvre : moment d’apparition où commence l’expression. Et ça commence tout de suite : le choryphée reçoit la musique, il s’agit de respirer la musique par tous les pores et de lui faire confiance, et se mettre à évoluer dans l’écoute de cette musique. Il ne s’agit pas de danser, mais de « nourrir l’état » (comment l’état mental et affectif se traduit dans le physique, le comédien étant selon les termes d’Ariane Mnouchkine un «symptômaticien»). La musique nourrit, c’est elle qui met en forme, elle accompagne aussi les changements des états. Quand ce n’est pas le cas, Ariane
Mnouckkine s’écrie : « Ecoute la musique ! » Bien que les musiques choisies soient très figuratives et évocatrices, il ne faut pas « illustrer » la musique, ce qui veut dire qu’on reste extérieur, mais à « avaler » la musique, afin de la ressentir  intérieurement, et qu’elle puisse véritablement irriguer les états du comédien… Comme on peut le voir dans cette autre indication :

« La musique, c’est surtout pour ton ton coeur, ce n’est pas pour tes pieds. Enfin, c’est aussi pour tes pieds, mais la musique, c’est avant tout pour tes sentiments, pour ton état. »

Cette phrase était destinée à un acteur qui s’appuyait uniquement sur les temps lourds, les temps forts de la musique, au lieu de se laisser traverser par elle. Dès cette première proposition de choeur (déclinée de nombreuses fois), il est
apparu que la musique servait à plusieurs choses :

-à apprendre à être au présent et à lâcher toute anticipation (le choeur ne sait pas, quand il est derrière le rideau, quelle musique va arriver) ;

-à se laisser faire par la musique, et à ne pas imposer sa conception, sa volonté ;

-à développer une compétence indispensable au comédien : la « versatilité » (nommée ainsi par Mnouchkine, le comédien étant l’artiste de la transformation). Le flux de la musique aide à passer d’un état à un autre, parfois de manière très rapide, tout en gardant la netteté et la précision : passer d’un présent à un présent.

Dans l’évolution de cette proposition de choeur (au passage celui-ci étant l’origine du théâtre), sont apparues des improvisations avec des personnages et des scènes non-préméditées, comme :

-une course cycliste,
-un combat de boxe,
-le vol des sorcières de Macbeth.

La puissance figurative et évocatrice de la musique était ici à l’oeuvre, travaillant l’imaginaire des comédiens au corps. Dans la suite du travail, nous avons écouté une puis quatre musiques*, et il nous a été demandé de laisser venir des visions. Lorsque quelqu’un avait une « vision » suffisamment forte, il pouvait la partager avec quelques partenaires, et se lancer en groupe dans un concoctage : élaboration d’une proposition de jeu, avec des personnages, des costumes, un décor, une action. A noter que pour Mnouchkine, « l’action est une succession de temps justes, au présent ». Nombreux passages de concoctages ont été stoppés dès les premières secondes : avec son intransigeance bienveillante, la metteuse en scène du Théâtre du Soleil débusquait tout instant qui n’était pas juste, ce qui revient à dire qu’il n’était pas « joué ». Elle pouvait demander aux stagiaires qui passaient de recommencer leur entrée deux voire trois fois. Si les indications qu’elle donnait ne provoquait pas de changement, elle demandait aux stagiaires de sortir. La transmission d’Ariane Mnouchkine se fait un peu « à l’asiatique », ne préservant pas les stagiaires de l’épreuve initiatique du ratage, et du « coup de bambou » donné par le maître, beaucoup plus enseignant que les réussites. Son exigence bouscule et fait monter le niveau de jeu et d’engagement, chacun apprenant autant en observant qu’en passant sur scène.

 

Très souvent, elle faisait appel à la musique : par exemple, elle disait que le marionnettiste était la musique, et que nous devions nous laisser faire par elle :

« Laissez-vous comme un tremble secouer par la musique. »

Ou encore :

« Ecoutez la musique ! »

Par moments elle notait que, pour elle, la musique ne correspondait pas à la vision proposée. Et, dans tous les cas, la musique donnait à la fois le rythme et le « feu » intérieur, qui permettait d’alimenter le jeu.
Et ce que permet la musique, c’est de plonger au coeur du travail du comédien : être au présent. Après plusieurs expériences en groupes de concoctage, quand quelqu’un a demandé à Mnouchkine comment bien concocter, celle-ci a dit : « Ne faites pas de très longs scénarios », et : « Posez des présents ». Il est apparu avec l’expérience qu’il s’agissait de poser une situation de départ suffisamment claire et riche, et d’envisager toutes les impasses à éviter, ainsi que les différentes façons dont le scénario pouvait se dérouler. Bien réfléchir avant, mais une fois le rideau ouvert, ne plus réfléchir mais vivre. Il est arrivé quasiment tout le temps que les scènes se déroulent de manière inattendue, inouïe, Ariane Mnouchkine soulignant un aspect, et orientant selon ce qu’elle voyait.

Aussi bien l’intransigeance de la metteuse en scène, que l’attention accrue à la musique, donnaient la possibilité de changer. Cette Ecole Nomade m’a fait toucher du doigt à quel point nous sommes pétris malgré nous d’habitudes, sur la manière de se mouvoir, de dire un textes, de nous rythmer dans nos actions et dans nos paroles. Nous sommes aussi plein de conceptions et de convictions, sur ce que doit être tel personnage, telle humeur etc. Ariane Mnouchkine arrache à la racine la mauvaise herbe des habitudes qui obscurcissent le jeu et nous empêchent de progresser.

« Ici, nous aimons bien nous critiquer. »,

et

« si vous êtes susceptibles, ne restez pas là. »,

ont été ses paroles d’introduction. A noter que le climat de bienveillance n’a jamais été altéré par cette exigence sans concessions. Le théâtre tel qu’il est pratiqué au Théâtre du Soleil est un art du vivant, et la musique est une précieuse alliée : le comédien s’en remet à elle comme quelque chose de plus grand que lui, il doit « être l’obligé de la musique », et être à la hauteur de sa puissance évocatrice et du déroulement de son flux. Il ne s’agit en aucun cas de laisser la musique faire tout le boulot, mais de commencer par une écoute (« Soyez concaves et réceptifs ! »). Ecoute qui n’est d’ailleurs pas séparée d’une écoute intérieure, car Mnouchkine évoquait également une petite musique, qui est indispensable : « votre musique intérieure ».

Rappelant que dans le tournage des films muets, il y avait un pianiste sur le plateau pour aider les acteurs à rester en rythme, Mnouchkine utilise la musique pour aider au travail d’acteur.
Dans une démarche pédagogique, la musique est vraiment première, elle éduque le comédien à avoir la sagesse de laisser venir (« la musique est un texte, c’est un sentiment. »), de vivre chaque instant (« prenez le temps de vivre » ; « prenez le temps de chevaucher la musique. » ; « le temps se venge toujours de ce qu’on fait sans lui. »), de pouvoir aller dans une grande vitesse et accélération sans précipitation (« même quand la musique est rapide, elle est faite de présents rapides. ») A savoir que, dans les créations du Théâtre du Soleil, la musique a une place également très importante, avec le compositeur Jean-Jacques Lemêtre : là, il ne s’agit pas de musique pré-existante, mais, dans les créations collectives, les comédiens font des concoctages à partir de « visions » et vont en parler au compositeur qui assiste aux répétitions, et il leur propose un accompagnement musical, la musique étant ainsi élaborée conjointement.

Pour résumer et conclure, la musique utilisée par Mnouchkine dans le travail pédagogique pour développer le travail de l’acteur et notamment l’art de l’improvisation, amène les participants à une intériorité mais aussi à plonger dans le caractère incessamment changeant du jeu, dans le flux du vivant auquel nous sensibilise particulièrement la musique, et qui se manifeste par une succession d’instants.

Quelques aspects du travail qui me parlent particulièrement dans la relation à la musique dans le travail :

-l’intériorité, qui amène la justesse ;
-le fait d’être au présent, de ne pas suivre le flux du mental qui anticipe, planifie et du même coup désoriente et désorganise ce qui advient ;
-la nécessité « d’y croire », de « s’y croire » ;
-le caractère figuratif de la musique donnant lieu à des « visions » dans le travail proposé par le Théâtre du Soleil peut nous alerter sur la charge émotionnelle et évocatrice de la musique ;
-l’écoute de la musique qui n’est pas incompatible avec la présence d’une musique
intérieure ;
-éviter la schématisation et l’abstraction pour entrer dans le concret (« Vous n’êtes pas des tracts, vous êtes des acteurs qui doivent vivre la situation. ») ; là encore, la musique étant un bon guide ;                                                                                                  -enfin, le fait d’être « dans son corps », disait Mnouchkine, « être son corps » pourrions-nous dire, comme préalable nécessaire au jeu.

Ce dernier point, non des moindres, étant déjà tout un programme pédagogique…

Lors de la clôture du stage, Ariane Mnouchkine a remercié en premier les musiciens et compositeurs qui nous ont inspirés et accompagnés : Tchaïkovski, Philipp Glass, Rachmaninov, Verdi, Khatchaturian, Malher, Moussorgsky, Rimski-Korsakov, Richard Strauss, Prokoviev, Holst, Vivaldi, Dukas, Smetana**.

* D’abord un péan, puis les quatre premières musiques étaient : Une nuit sur le Mont-Chauve, Moussorsky / Danse, extrait de La Belle au Bois Dormant, Tchaïkovski / Premier Mouvement du 2ième Concerto, Tchaïkovski / Le Lac des Cygnes, Tchaïkovski.
** Musiques passées pendant l’Ecole Nomade du Théâtre du Soleil :
-Une nuit sur le Mont-Chauve, Moussorsky -Danse, extrait de La Belle au Bois Dormant, Tchaïkovski -Premier Mouvement du 2ième Concerto, Tchaïkovski -Le Lac des Cygnes, Tchaïkovski -Naqoyqatsi, Philipp Glass -Anthem Pt1, Philipp Glass -Massman, Philipp Glass -Mission Impossible – James Bond -Dies Irae du Requiem de Verdi -Marche funèbre, 3ième mouvement de la Symphonie n°1 de Malher -Mascarade, valse d’Aram Khatchaturian -Allegro con fuoco, extrait du concerto pour Piano n°1 de Tchaïkovski -5ième Symphonie, Beethoven -Le vol du Bourdon, Rimski-Korsakov -Ainsi parlait Zarathusra, Strauss -La danse des couteaux, extrait de Roméo et Juliette de Prokofiev -The Planet Mars, Holst -La Moldau, Smetana -Capriccio italien, Tchaïkovski -L’été des Quatre Saisons, Vivaldi -L’apprenti Sorcier, Paul Dukas.
Légendes photo :
Signalétique vestiaire ; Ecole Nomade avec le fameux rideau jaune ; Etudiantes en bande-dessinée en train de réaliser une fresque sur l’Ecole Nomade au premier étage de la MACU ; Vue de la scène depuis les gradins ; Laurent Dreano et Ariane Mnouchkine. Rencontre publique du 29 octobre 2022 ; promotion 2022 de l’Ecole Nomade.
Crédits photos : MACU et stagiaires Ecole Nomade.

Share Post :