« Danser, c’est laisser son corps avouer ses faiblesses »

« Danser, c’est laisser son corps avouer ses faiblesses »


« Danser, c’est laisser son corps avouer ses faiblesses ».

Ces mots du chorégraphe Sylvain Groud, entendus sur France Inter lors d’un documentaire, ont été prononcés dans le cadre d’un reportage fait au CHU de Rouen par Vinciane Laumonier, au sein d’une séance de danse.

Sylvain Groud travaille depuis une dizaine d’années dans cet hôpital, dans le cadre du dispositif Culture à l’Hôpital, et il a récemment collaboré avec le photographe et vidéaste Grégoire Korganov pour des films courts : les Chroniques Dansées. Il amène sa danse dans les couloirs et les chambres des malades, mais il travaille également avec des patients, personnes âgées, personnes en soins palliatifs, adolescents du service pédopsychiatrie.

Des jeunes souffrant d’anorexie ou de phobies redécouvrent leurs corps par la danse, mais aussi inventent une nouvelle manière de se rencontrer. « Parler, mais sans mots… dire quelque chose avec le corps ». Pouvoir lâcher prise, sortir ne serait-ce que d’un millimètre du contrôle : « Danser, c’est laisser son corps avouer ses faiblesses »… Entraînant par là un instant de respiration, de liberté.

L’historienne de la danse Laurence Louppe, parlant des recherches expérimentales de la danse post-moderne américaine (courant de la Judson Church) des années 1960, disait : « C’est le corps lui-même qui doit produire sa propre liberté ».

Le corps, et sa danse (pour reprendre le titre d’un livre de Daniel Sibony) deviennent l’enjeu d’un possible espace, d’un écart permettant de déjouer les enfermements.

Mais il ne s’agit pas du « corps » seul, de son mouvement déconnecté de l’environnement : le corps est toujours imprégné d’autres corps, d’autres présences, il est d’emblée relation.

Nécessité du lien.

Tout comme la maladie impacte les corps, l’environnement extérieur et les autres personnes le font également. Sylvain Groud déclare chercher à faire comprendre, dans sa chair, l’interdépendance des personnes, l’alternance du donner et recevoir : « Si les autres n’étaient pas là, je ne danserais pas comme ça. » La danse tisse un lien entre les êtres. Ne s’occupant pas des problèmes, des maladies des personnes qu’il a en face de lui, ce que veut Sylvain Groud, c’est convoquer la capacité de chacun à réagir.

Ce reportage faisait partie d’une émission consacrée au travail photographique de Grégoire Korganow. Ce dernier a choisi la vidéo pour les chroniques dansées car il y trouvait plus de douceur, et moins de distance : par moments il filmait comme s’il était dans le corps du chorégraphe, tantôt dans celui des adolescents, et parfois également comme témoin de la rencontre, changeant ainsi de points de vue.

Grégoire Korganov a par ailleurs fait un travail conséquent dans les prisons de France. Missionné dans l’équipe des contrôleurs entre 2011 et 2014 par Jean-Marie Delarue, contrôleur général des lieux de privation des libertés (prisons, centres de rétention administrative, hôpitaux psychiatriques… c’est-à-dire partout où des individus sont enfermés), il a inspecté une vingtaine d’établissements.

Jean-Marie Delarue avait pour tâche de vérifier que la loi était bien appliquée et que les droits des internés étaient respectées. Il fit des rapports accablants pour la France qui reçut des condamnations répétées de la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Il observait notamment que le principal problème touchait à la qualité des rapports sociaux, les échanges avec les autres détenus ainsi qu’avec les surveillants. L’inhumanité de la prison réside dans cette absence de contact humain.

Grégoire Korganow s’est questionné sur son rôle, sur sa place, et il s’est engagé auprès des détenus à ce que les photographies sortent à l’extérieur, soient visibles. Il observait que photographier en prison, c’est photographier le temps qui passent lentement, les gens qui attendent. « J’en ai marre d’être patient » disait un détenu.

Autre constat : plus la prison est moderne, plus la fenêtre est aveugle.

Là où le travail de Grégoire Korganov rencontre la danse, c’est, même avant sa collaboration avec le chorégraphe Sylvain Groud, sa recherche récurrente sur le corps.

Son travail photographique dans les prisons résonne étonnamment avec les recherches d’un certain François Delsarte, au 19ème siècle, chanteur de profession qui perdit sa voix sur scène, et entreprit alors d’interroger les liens entre le corps et les émotions. Pour ce faire, il observa, à la manière d’un scientifique, les corps dans les lieux où ils sont empêchés, fragilisés, en souffrance : hôpitaux, prisons, asiles. Il estimait en effet que dans ces lieux où le corps était contraint, il s’exprimait d’autant plus. Ses recherches l’amenèrent à découvrir le langage du corps, différent du langage verbal, et relié aux émotions.

François Delsarte eut des élèves qui transmirent son enseignement et influencèrent la naissance de la danse moderne, en particulier aux Etats-Unis. La danse, selon cette conception, devenant une danse de l’être, de l’intime, où les émotions contenues dans le corps trouvaient un chemin pour se dire, non avec des mots, mais par des gestes.

Au début du 21ème siècle, Sylvain Groud trouve dans ce travail au sein du CHU de Rouen la justesse, la façon d’être dans le moment, qualités rares que les danseurs professionnels occultent dans une perfection technique, ou recherchent désespérément, s’engageant dans un long chemin vers sa propre intériorité. Cette justesse inspire d’ailleurs Sylvain Groud pour sa création professionnelle : Dans Memento vivere, il explore cette jubilation à être en vie, dans l’instant présent. Simplicité ô combien subtile…

Être dans l’instant présent, sans démonstration, sans représentation, attentif à « Chaque petit mouvement »… Titre d’un livre consacré à son maître François Delsarte par un des tous premiers danseurs modernes, Ted Shawn.

Ce livre, et cette expression, nous évoquent cette capacité de la danse, entendue comme danse intime reliée à l’être, de mettre en mouvement la vie… là où elle est enfermée, bloquée, entravée.

Pour aller plus loin : 

« L’humeur vagabonde », émission de Kathleen Evin du 21 avril 2015 (20H-21H) sur France Inter. Emission consacrée au travail de Grégoire Korganow.

Prisons, 67065, Néus – Les Belles Lettres, 2015. Photographies de Grégoire Korganow, livre accompagnant l’exposition présentée à la Maison Européenne de la Photographie (février-avril 2015)

A l’ombre de la République, film de Stéphane Mercurio, 2012 (photographies de Grégoire Korganow).

Chroniques dansées, création 2014, visibles sur le site internet Cie Mad (Sylvain Groud): www.compagniemad.fr

-Chaque petit mouvement : A propos de François Delsarte, de Ted Shawn, trad. Annie Suquet, CND – Complexe, 2005.

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